Courrier de Russie : une école dans la taïga

 

Virginie Pironon
Le Courrier de Russie 23 janvier 2007

L'ethnologue Alexandra Lavrillier vit à temps partiel, depuis douze ans, dans le Nord de la Sibérie et plus précisement sur l'immense territoire d'une tribu de nomades. Pour leurs enfants arrachés à leur milieu naturel, elle a créé un prototype d'école nomade.

Le pari était risqué, mais elle l’a remporté avec succès. Avec des yeux d’un bleu presque translucide, le sourire facile, Alexandra Lavrillier ne fait pas pour autant dans le triomphalisme. « C’est une agréable surprise de voir l’intérêt que suscite le projet » se contente-t-elle de répondre, encore toute étonnée d’être la première lauréate française des très prestigieux « Rolex Awards » pour son projet d’école itinérante aux confins de la Iakoutie. Toute petite, à Paris, cette ethnologue, qui a fait ses études aux « Langues O. », à Paris X-Nanterre et à l' EPHE, rêvait déjà de grands espaces. Elle part pour la première fois en Sibérie en 1994. Elle y effectuera huit années de terrain. C’est là, quelque part entre le nord du lac Baïkal et le sud-ouest de la Iakoutie, qu’elle fait la rencontre du people Evenk, seul peuple à être éparpillé par petits groupes de centaines de personnes sur un territoire immense.

Venus probablement du nord de la Chine (où ils sont également présents, mais sous un autre nom, celui de Toungouses), les Evenks vivent de l’élevage de rennes, de la cueillette de baies sauvages et de la chasse. « Chez eux, explique l’ethnologue, le renne est un idéal d’humanité. Il occupe une place centrale dans la société, avec de nombreux rituels. » Sur cette terre aride, dotée d’un climat difficile où une température de -50 degrés n’est pas rare, l’Evenk se doit d’adopter le comportement idéal qu’il voit dans cet animal sacré, doté de pouvoirs secrets. « Il doit être endurant, supporter le froid, ne pas parler pour rien, et surtout, faire un usage parcimonieux de la nature, pour ne pas entamer sa régénération. » Avec cet allié indispensable pour la chasse, qui sert aussi de guide pour les traîneaux, les Evenks se déplacent là où leur élevage les mène. Les animaux et les êtres humains sont en constante interaction.

Dans ce monde à part, « les enfants évoluent comme des poissons dans l’eau » explique la scientifique. Ainsi, lorsqu’elle a été témoin de l’arrachement des plus petits à leurs familles pour aller vivre à l’internat dans les villages les plus proches, à deux, voire cinq jours de voyage à dos de rennes, Alexandra Lavillier a été profondément touchée et n’a pas su refuser l’aide que des parents evenks lui ont demandée. « C’est une obligation qui date des années 50, de la politique soviétique d’alphabétisation pour tous et de sédentarisation forcée partielle des populations. En partant vivre à l’internat, ces enfants subissaient une coupure radicale. Ils ne voyaient leurs parents qu’une à deux fois par an. »

Après s’être butée au scepticisme du ministère russe de l’Education et des autorités locales, cette femme hors normes a pu voir naître son projet : l’école (composée de deux tentes et dont le mobilier est entièrement dépliable afin de pouvoir être transporté en traîneau) scolarise une douzaine d’enfants, répartis sur plusieurs campements.

L’enseignement y est le même qu’au village, avec bien sûr, quelques aménagements...  Parmi les matières enseignées par les deux instituteurs (dont le mari evenk de l’ethnologue) : les arts plastiques, la géographie et la sauvegarde de la culture evenk. Mais pas seulement. L’outil informatique et l’anglais sont également abordés pour donner à ces enfants une ouverture sur le monde extérieur. Cette population est en effet très touchée par le chômage, et le taux de suicide y est élevé. Il faut donc armer ces enfants « pour qu’ils puissent créer un jour leur mini entreprise, en vendant par exemple des fourrures ou des souvenirs, et qu’ils sachent éventuellement faire appel à des sponsors extérieurs » Entre les cours, les jeux avec les rennes les deux pieds dans la neige, et les déplacements fréquents (tous les trois à cinq jours en été, toutes les deux semaines en hiver), les journées de ces enfants sont chargées, « mais ils en redemandent ! » s’enthousiasme Alexandra Lavrillier, radieuse.

Virginie Pironon
Le Courrier de Russie 23 janvier 2007




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